LE CŒUR D'EINON
La coupe d'Einon roula sur le sol et le vin se répandit sur les dalles tel du sang. Einon l'avait lâchée en s'affaissant contre le mur, le poignard plongé jusqu'à la garde dans son épaule gauche.
-De la part de Cupidon! persifla Kara depuis le lit.
Elle s'attendait à le voir rejoindre la coupe par terre, au lieu de quoi il se raffermit et arracha la lame de la manche de son pourpoint. Ayant ôté celui-ci, il examina la blessure. Kara étouffa un cri: un mince filet de sang s'écoulait de la piqûre, mais celle-ci était étonnamment peu profonde.
-Non... murmura-t-elle, désespérée.
Combien d'occasions aurait-elle encore de tuer cet homme, et combien de fois échouerait-elle? Il semblait imperméable aux coups. Pourtant, son père lui avait appris à manier un couteau et elle avait senti la lame s'enfoncer dans la chair, comme sur le champ de bataille des années auparavant. Voyant sa mine stupéfaite, Einon éclata de rire, puis lécha le doigt avec lequel il avait essuyé son sang.
-Déçue? se moqua-t-il.
-La prochaine fois, je viserai ton cœur!
Elle brandit le poing pour l'en frapper, mais il saisit son bras, la repoussa sur le lit et s'assit à califourchon sur elle.
-Tu m'as déjà percé le cœur, chérie, railla-t-il en se penchant vers elle qui se débattait comme une diablesse. Un cœur à nul autre pareil.
Il prit sa main et la pressa sur sa cicatrice noueuse; elle se dégagea avec un haut-le-corps.
-Une chose noire et desséchée, dépourvue de compassion!
Piqué au vif, Einon appliqua le poignard sanglant sur la gorge de sa captive. Mais, une fois encore ému par sa beauté, il se calma d'un coup et fit doucement glisser la lame le long de sa joue. Ce n'est pas le contact du sang tiède et poisseux qui la fit alors frissonner, mais la douleur à la fois pathétique et perverse qu'elle lisait dans le regard d'Einon.
-Apprends-moi la compassion, lui murmura-t-il. Aie pitié de moi. Tout... Je suis prêt à tout te donner. Même le pouvoir. Tu es si belle...
Maintenant le couteau contre sa joue, il déposa un baiser tendre et maladroit sur les lèvres réticentes de Kara qui le mordit. Avec un grand rire, il lui renversa la tête en arrière en la tirant par les cheveux et l'embrassa de nouveau, cette fois avec une passion féroce.
-Tout, répéta-t-il en se relevant, le regard brillant, la respiration saccadée. Même le pouvoir... Même le trône.
Mais Kara était trop abasourdie pour entendre sa promesse: la blessure sur l'épaule d'Einon s'était déjà refermée! Einon planta le poignard dans le bois du lit et sortit d'une démarche mal assurée d'ivrogne.
Sitôt seule, Kara récupéra son arme et la pointa sur sa poitrine. Incapable d'en finir, elle la lança à l'autre bout de la pièce puis, refoulant ses larmes, elle se griffa sur tout le corps, comme pour en effacer le souvenir des mains d'Einon. Dans sa fureur, elle arracha les draps du lit, théâtre de son déshonneur, avant de s'y effondrer en sanglots.
-C'est là un bien piètre amour... Mais il n'en a jamais manifesté autant pour personne.
Kara sursauta, cherchant des yeux la propriétaire de la voix mélancolique qui venait troubler sa douleur. Elle vit alors la reine Aislinn émerger de l'ombre.
-Dites-vous cela pour me consoler? riposta-t-elle.
-Non...
Aislinn se pencha afin de ramasser le poignard sanglant qu'elle examina d'un œil curieux.
-Par où êtes-vous passée?
-J'ai mes propres entrées.
-Pourquoi êtes-vous venue?
-Pour t'aider.
-Comment la mère d'une telle bête pourrait-elle m'aider? répliqua Kara avec un rire amer.
Un léger tressaillement altéra le calme presque surnaturel de la reine.
-J'ai mis au monde un enfant innocent, fit-elle à mi-voix. Ce n'est pas sa faute s'il est le fruit d'un mariage sans amour.
-Vous auriez mieux fait de l'étouffer au berceau, reprit Kara sans se laisser démonter.
-Je me suis déjà fait cette réflexion. Mais quand il se pendait à mon sein, comment aurais-je su qu'il deviendrait un tel monstre? Je ne voyais qu'un petit être issu de moi, fragile et sans défense. Je n'avais pas vu que, de nous deux, c'était moi la plus vulnérable.
Une amertume soudaine vint briser le masque de sérénité de la reine:
-Comment aurais-je pu être sa mère, quand j'étais moins qu'un être humain, un simple trophée, une créature soumise et privée de voix? Dans ces conditions, comment mon fils aurait-il pu m'entendre? Comment aurait-il pu échapper à l'exemple pernicieux de son père?
Aislinn faisait de violents efforts pour maîtriser son trouble.
-Est-ce là tout le secours que vous avez à m'apporter? railla Kara. Me prédire mon avenir au travers de votre passé? Rendez-moi ce poignard. Je préfère me tuer que d'accomplir cette sinistre prophétie.
-Pourquoi mourir, quand la liberté est à portée de main? fit la reine d'une voix raffermie.
Elle s'approcha de la cheminée et pressa une tête de gargouille sculptée sur son manteau. Le contrecœur coulissa, révélant un escalier secret.
-Je t'ai bien dit que j'avais mes entrées.
L'escalier aboutissait à la citerne de l'ancienne forteresse romaine. Kara suivit Aislinn sur le chemin de pierre qui longeait le faîte du mur sur toute sa circonférence, jusqu'à une porte. Kara voulut l'ouvrir mais la reine retint son bras. Elle entrouvrit le minuscule guichet découpé dans le battant et fit signe à Kara d'y coller son œil. La jeune fille aperçut deux gardes qui faisaient leur ronde dans la cour.
Aislinn lui désigna alors une volée de marches menant à une seconde porte, celle-ci en métal, au ras de la surface des eaux. Kara acquiesça et descendit les marches. Arrivée devant la porte, elle se retourna:
-Merci...
Mais la nuit avait déjà englouti Aislinn...